Danone, une entreprise ou une mission ?
Qu’est-ce qu’une « entreprise à mission » ?
Le terme « entreprise à mission » (ou société à mission) désigne en France les nouvelles formes d’entreprise qui se donnent statutairement une finalité d’ordre social ou environnemental en plus du but lucratif.
Le terme a été introduit en 2015 pour traduire en France une pratique existant aux États-Unis depuis 2010, et son contenu intégré dans le droit français des sociétés par la loi Pacte de 2019. Comme le décrit la fiche du gouvernement, cela « permet aux entreprises qui le souhaitent de se doter d’une raison d’être intégrant la prise en compte des impacts sociaux, sociétaux et environnementaux de leurs activités. La finalité est de concilier la recherche de la performance économique avec la contribution à l’intérêt général ».
Devenir une société à mission comprend trois aspects :
- La définition d’un Objet Social Etendu et l’inscription de la finalité de l’entreprise appelée « mission » dans les statuts de l’entreprise et auprès du RCS.
- Une forme d’engagement : les statuts engagent formellement le management de l’entreprise ainsi que les actionnaires et les autres parties prenantes – le non-respect de ces engagements entraînant la suppression de ce statut.
- Des principes et mécanismes de contrôle de l’exécution de la mission par un organisme indépendant, incluant l’accès à tous les documents internes jugés nécessaires par l’organisme de contrôle.
En décembre 2021, 251 entreprises en France regroupant plus de 600.000 employés, sont devenues des entreprises à mission.
Danone, défricheur du chemin vers l’entreprise à mission
Dès 1972, Antoine Riboud prononce à Marseille, durant les assises du CNPF, un discours qui fonde le concept de ce que l’on appelle maintenant le développement durable : « Conduisons nos entreprises autant avec le cœur qu’avec la tête et n’oublions pas que si les ressources d’énergie de la terre ont des limites, celles de l’homme sont infinies s’il se sent motivé », il veut faire de BSN « un double projet économique et social ». Le ton est donné et sera conservé par son successeur et fils, Frank Riboud. C’est lui qui propulse Emmanuel Faber au sommet de Danone pour lui succéder à son tour en 2014, persuadé qu’il allierait la vision sociétale avec la maîtrise du business et des intérêts des parties prenantes.
Et c’est effectivement sous l’impulsion d’Emmanuel Faber que Danone, le 26 juin 2020, adopte le tout nouveau statut d’entreprise à mission et « est ainsi devenue la première société cotée à revêtir en France ce cadre juridique introduit par la loi PACTE en 2019. C’est encore aujourd’hui la seule au sein du CAC 40 » (Les Echos, Opinion par Eric Giuily le 4 mars 2021). Cette décision est validée à plus de 99% par les actionnaires, y compris les fonds d’investissement qui en font partie. Dans la foulée, la raison d’être de Danone (« apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre ») est inscrite dans les statuts de l’entreprise et les objectifs de Danone sont alignés avec cette raison d’être : améliorer la santé, préserver la planète, construire le futur avec ses équipes, promouvoir une croissance inclusive. Danone est d’ailleurs à l’origine du collectif des 35 entreprises inclusives, fondé au plus fort du mouvement des Gilets Jaunes, en décembre 2018, avec 12 autres dirigeants d’entreprises. Les raisons et les principes de leur engagement s’expliquent par leur « conviction partagée qu’il est urgent que l’économie de notre pays soit plus inclusive, que l’économique et le social aillent de pair, que le tissu social se reconstruise à partir du tissu économique, et que l’économie et la finance soient au service de la société ».
L’affaire Faber
Le 14 mars 2021, coup de tonnerre : le Conseil d’Administration de Danone annonce mettre fin aux fonctions de son iconique PDG Emmanuel Faber.
Ce n’était pas la première fois que la tension montait entre Faber et le CA de Danone. « Il était reproché à Emmanuel Faber, y compris en interne, de se préoccuper de son image plus que de ses marges » comme l’écrit Eric Giuily. Nous voilà donc au cœur de la dichotomie traditionnelle entre le cœur et l’argent : cette éviction brutale signifie-t-elle une opposition définitive entre les objectifs sociétaux et économiques chez Danone ? C’est en tous les cas ainsi qu’est posée la question dans les jours qui suivent. Assiste-t-on là déjà à la remise en question du tout jeune concept d’entreprise à mission, à la victoire des fonds d’investissements aux vues court-termistes contre un visionnaire au grand cœur ?
La question est un peu plus subtile. « Avant d’être une affaire Danone, cet épisode est une affaire Faber ». Derrière l’homme au grand cœur se cache un patron qui n’est pas à la hauteur des attentes de ses actionnaires ni de son conseil d’administration, ni même de son Comité de Direction que viennent de quitter deux personnes clés. La performance économique n’est pas là, trois réorganisations en 5 ans affaiblissent la lisibilité de la stratégie, et même en se projetant à moyen terme, Danone est loin derrière Nestlé et Unilever quant à la progression de la valeur de son action. Et Unilever est pourtant une B-Corp ! Elisabeth Laville, fondatrice d’Utopies (qui accompagne les entreprises sur cet engagement sociétal), résume ainsi cet état de fait dans la revue Challenges : « Être une entreprise à mission ne protège pas de la vie des affaires », définir une raison d’être à long terme et prendre des engagements en durabilité n’exonère pas les entreprises des règles classiques des affaires. C’est la force de cette réalité que n’a pas suffisamment anticipée Emmanuel Faber.
Il reste que pour une entreprise cotée, surtout si son actionnariat est très dispersé comme celui de Danone, l’équation est difficile à tenir. Pour « La Story » du 25 mars 21, le podcast d’actualité des « Echos », Pierrick Fay a invité Pascal Demurger, Directeur Général de la MAIF : « je pense qu’on a fait la démonstration que l’engagement crée de la valeur et de la performance sur le moyen terme. En revanche, c’est vrai qu’à court terme cela impose de prendre des décisions qui parfois peuvent aller à l’encontre de l’intérêt financier immédiat de l’entreprise ». Et de donner un exemple : lors du confinement de mars 2020, la MAIF a remboursé à ses sociétaires leur assurance auto, car il n’y avait presque plus de déplacements donc plus d’accident. Cela a indéniablement joué en faveur d’une satisfaction très forte des sociétaires et d’une amélioration de la relation client, et cela a aussi fidélisé les talents de l’entreprise qui ont vu l’alignement concret de leurs valeurs et de la réalité des décisions de l’entreprise, mode de fonctionnement vertueux. Mais cela a coûté environ 100 millions d’Euros à la MAIF, soit le montant de son résultat annuel, « des actionnaires auraient probablement refusé un geste comme celui-ci alors qu’il est complètement moral ».
La réconciliation de ces deux dimensions économiques et sociétales viendra sans doute des consommateurs, de plus en plus attentifs à l’impact et à l’éthique des entreprises dans lesquelles ils travaillent ou consomment. Les moyens apparaissent pour commencer à pouvoir les évaluer (et donc juger) … et les obligations légales de mesure et de déclaration de facteurs de durabilité vont rendre ces données publiques, et utilisables très rapidement dans des politiques très incitatives, sur un plan fiscal par exemple. Par le nombre croissant des consommateurs responsables et informés, et « par cette conditionnalité des politiques publiques, les entreprises vont avoir une incitation directe à changer leurs comportements et on pourra aller vers une transition économique » (Pascal Demurger).